dimanche 4 mai 2008

Magie, rythme et transcendance

(La revue Vie des Arts a consacré son numéro 93, hiver 1978, à l'art au Saguenay. Jacques Renaud y écrit à propos de quelques artistes dont Angémil Ouellet, Yvonne Tremblay-Gagnon, Jacques Lambert et Claude Dufour. L'extrait qui suit concerne Yvonne Tremblay-Gagnon.)

Marguerite, 1976


De son côté, Yvonne Tremblay-Gagnon, admiratrice de Leonor Fini, de Botticelli, de Klimt et de Jean-Paul Lemieux, demeure à la fois une énigme singulière et une personnalité attachante. Ses tableaux exercent une fascination durable. Il y a une dizaine d'années, elle peignait des couloirs déserts sur lesquels donnaient des portes que personne ne franchissait, des pièces aux portes grandes ouvertes où personne n'entrait, des plantes où se projetait un contenu psychique vibrant. Son art était, demeure, un art magique sauf que, dans certains tableaux récents, cette dimension semble avoir changé. Elle peint non pas tant la désolation que l'absence. Rien d'angoissant, à vrai dire: la solitude n'est pas évitée mais assumée librement et transformée part l'art. Au départ, la présence décelée était bel et bien celle de l'absence d'où pouvait surgir l'inconnu. Il suffisait d'un souffle, d'un regard accidentel jeté dans ce silence pour que le tout s'anime. Rien, cependant, ne vint les faire surgir, et la femme entreprit alors de se mettre elle-même au monde avec une constance et un talent incomparables. La femme s'est regardée dans le miroir de cette solitude, et l'image d'une femme en est née peu à peu, qui est peut-être la projection de l'essence même d'Yvonne Tremblay-Gagnon. Au milieu des années soixante-dix: une femme d'abord sans trait qui nous regarde d'une fenêtre où elle s'appuie. L'on croirait voir apparaître les yeux. Ils apparaissent quelque temps plus tard: des yeux fascinants, des bouches à la fois sensuelles et raffinées, concentrées, presque pures; on ne voit pas tant une innocence dans ces visages et dans ces corps que quelque chose qui fait penser à la virginité intérieure dont parle Esther Harding d'après les conceptions audacieuses qu'elle développe dans Les Mystères de la femme. Lorsqu'elle n'a pas de modèle, Yvonne Tremblay-Gagnon se sert d'un miroir. Le modèle lui-même n'est pas indifférent, c'est presque toujours le même: une amie intime. Les femmes qu'elle peint dans des tons pastel, discrets, sont toutes belles, d'un érotisme concentré, et leur regard est parfois littéralement hypnotique. Il y a l'art, et il y a la magie. Parfois, les deux sont étroitement liés, et c'est bien le cas ici. L'on sent aussi que cette démarche pourrait trouver un éclairage pertinent dans cette perspective du processus d'individualisation tel que décrit par Carl Jung. C'est sans doute la raison pour laquelle, en dépit de la sobriété, de la banalité même du thème, ces tableaux s'imposent à nous avec une insistance qui ne dément pas. C'est qu'ils sont porteurs d'une dimension lumineuse. Cette croissance d'un indéfinissable potentiel intérieur — l'on songe irrésistiblement à un graduel éveil dionysiaque —, Yvonne Tremblay-Gagnon a le don de le laisser mûrir, quitte à en fixer les images par étapes. Qu'y a-t-il de plus sûr, quand on a le génie pour le faire, que le support artistique — comparé au support humain — pour se mettre soi-même au monde? L'art est au centre de la vie de cette femme qui, pourtant, sait apprécier la compagnie des gens qu'elle aime et qui l'aiment. Elle sait qu'une œuvre lucide et sincère ne nous trahit jamais. Les toiles d'Yvonne Tremblay-Gagnon sont mystérieuses, singulières, et il faudra maintenant attendre les prochains tableaux pour mieux comprendre cette énigme qui croît sous nos yeux, nous choque ou nous fascine. Les dernières œuvres qu'elle a exposées à la Galerie L'Heptade de Chicoutimi, au mois d'avril dernier, présentent d'ailleurs des éléments nouveaux. Un décor plus précis apparaît, des arrière-plans plus diurnes, plus profonds, des divans, des lits et aussi des fruits, des plantes, des livres, un parc. L'un des derniers tableaux représente une femme appuyée contre un arbre, dans un parc: il dépasse la fascination et la magie pour nous tirer vers les confins doux, encore diffus mais déjà finement saisissants, d'une libération des profondeurs de l'âme. Cette transcendance qu'appelle en nous le tableau est peut-être l'aboutissement d'un long cheminement où l'absence, chargée du poids de l'expérience et de la vision de soi-même, se métamorphose en transparence. C'est ce qu'on éprouve en présence de ce tableau, entre autres, que Tremblay-Gagnon intitule Ozanne, du nom d'une aïeule Tremblay, et qui nous donne un avant-goût de l'infini.

Départ, 1984

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