dimanche 4 mai 2008

Yvonne Tremblay-Gagnon


(L'Institut des arts au Saguenay a organisé en 1994 une rétrospective des œuvres d'Yvonne Tremblay-Gagnon. Pour l'occasion, Christiane Laforge a écrit le texte qui suit.)


Femmes aux grands yeux

Femmes au regard ouvert, à la démesure d'une mer intérieure modestement nommée lac Piékouagami, «lac plat», où couve, cependant, une certaine fureur de vivre sous l'apparence immobile de ses transparences... comme l'artiste qui puise dans ses modèles l'expression de se dire.

Les yeux d'Yvonne Tremblay-Gagnon, si semblables à ceux de ses tableaux, sont pleins de cet espace de sa terre natale, Métabetchouan, sur les rives du lac Saint-Jean, et sa palette aux couleurs tendres s'alimente au sang vif de sa vie.

S'il est une qualité à reconnaître à ses œuvres, c'est la sincérité, consciente et inconsciente, de l'être qui les crée. Art d'expression par excellence, la peinture dit l'indicible, aussi maître de son art que soit le maître.

Non pas trahie, mais révélée par sa peinture, l'artiste, jeannoise de naissance autant que saguenayenne d'adoption, pour ne pas dire jonquiéroise, a fait le choix d'affirmer sa «féminitude». Elle a délaissé le paysage pour affronter les longs couloirs du non-dit de la vie...


De la vie des femmes?

Choix délibéré que le sien, celui de peindre la femme. Dans l'œuvre d'Yvonne, la femme est à la fois multiple et unique. Elles sont toutes belles, jeunes, souvent blondes, les yeux très grands, dévorant le fin ovale de ces visages à la bouche close.

Femmes ayant vaincu les couloirs dénudés des tableaux de 1968, femmes surgies derrières les nombreuses portes que l'artiste a ouvertes une à une, à coups de pinceau, pendant plusieurs années.

Les premières ont un visage muet. Sans trait. Formes nues révélées dans leur fragilité. Elles émergent dans le silence. Cette existence qui s'affirme ne doit pas déranger. Pas encore. Il faut apprivoiser la fin de l'anonymat. Apprendre à être regardée, apprendre à croiser l'œil de l'autre, quel qu'en soit le prix.

Puis vient le second temps. L'artiste peint surtout des visages, saisissant ou plutôt figeant une expression... souvent le désarroi, la peur; parfois la fuite, la rêverie et, plus rarement, l'interrogation. Ces visages au regard obsédant, en médaillon, sont le prélude d'une nouvelle époque où tout se continue. Car, depuis le début, il n'y a qu'une vérité à l'œuvre de ce peintre: le «Je» de soi. Le «Je» d'elle. Fil conducteur qui la mène au-delà des limites qu'elle a décidé de franchir.

La petite fille du Lac-Saint-Jean, neuvième enfant d'une famille où il lui revenait de faire sa place, précédée d'un frère et de sept sœurs passionnées de musique, a voulu devenir, elle, maître de la lumière où paraître.

Fille d'un homme qui parlait d'ormes et de bouleaux, elle a planté les ormes dans le jardin de son lieu de vie et a peint des bouleaux à l'ombre desquels de nombreux collectionneurs avaient envie de se reposer. Au point qu'elle a renoncé à en peindre davantage pour ne pas se trahir.

« Peindre comme on fabrique un produit demandé mais non ressenti c'est de la prostitution », dit-elle.

Elle s'y refuse.


Pourtant, il faut se dire...

Et d'abord être... à la fois semblable et différente. S'affirmer. Se rendre visible. Sans trop savoir qui a choisi l'autre: la peinture s'est imposée d'elle-même comme moyen d'expression. Elle s'est imposée à sa peinture, voie privilégiée pour prendre sa place au soleil.

En couvrant les cimaises des salles d'exposition, elle confirme son existence. Plus question de se dissimuler derrière les bouleaux ou les portes ouvertes des couloirs. Pas même derrière les visages nus, superbement évocateurs d'un excès de silence.

« La tâche d'un artiste, c'est de se livrer en toute vérité, par le moyen d'expression qu'il a choisi. De là vient la force de l'art, mais de là aussi découle le scandale dont il est très souvent la cause. »


Prendre la parole est un risque...

Et l'artiste se veut sans concession. Elle est issue d'un monde où la médiocrité n'est pas de mise. Son propos se doit d'être vrai, mais non provocateur. C'est par étape, plus ou moins sciemment, qu'elle se livre. Sa réserve naturelle va lui servir de rempart contre ses pulsions. Sa volonté de perfection exige de tout explorer d'un sujet avant d'achever l'œuvre en cours. Elle bride la spontanéité sans retenue des nombreuses esquisses de son projet afin de maîtriser en tout la composition finale.

On ne s'étonne pas que dix ans passent entre sa troisième et sa quatrième exposition. Temps de mutation au cours duquel elle est déchirée entre l'enseignement des arts plastiques à la polyvalente de Jonquière et son métier d'artiste peintre. Elle en profite pour parfaire sa formation. À l'expérience acquise, entre 1960 et 1969, auprès des professeurs de l'école de dessin d'Arvida, de l'Institut des arts au Saguenay et du Cégep de Jonquière, elle ajoute deux années d'étude en arts plastiques à l'Université du Québec à Chicoutimi. Dès lors, elle décide de se consacrer uniquement à la peinture.

Un an plus tard, en 1977, comme un défi relevé, elle crée « Les petites-filles d'Ariane ». Femmes de quatre saisons, silhouettes filiformes dont l'apparente fragilité est démentie par l'ardeur du regard.

Personnages éthérés, elles ressemblent à des statues d'albâtre, des êtres stratifiés à trop vouloir être parfaits. Mais tout cela n'est qu'apparence, comme le révéleront les œuvres futures.

Auparavant, il faut montrer le visage du silence. Celui de l'absence quand la femme contrainte à ne pas exister se retire dans son monde clos.

Ozanne, Mathilde et les autres confirment le paradoxe du silence bavard.

Sous le front lisse de ces femmes-sœurs qui se ressemblent (tant l'artiste leur prête les traits de son visage), dans l'absence de mots de ces bouches fermées, dans la fixité du regard, on pressent la fin d'un temps que viendront confirmer les Femmes de rêve et rêve de femmes.

« Nous osons franchir l'interdit, déclare-t-elle. Ma démarche artistique se veut une réflexion sur cette attitude à la fois libre et retenue de la femme d'aujourd'hui. »


Une femme actuelle

Une mutante qui veut être toutes les femmes. La femme pionnière d'un pays neuf, forte, conquérante, docile et soumise à la fois. Héritière d'un ancien continent dont les royaumes ignoraient tout de l'impétuosité d'un lac-mer et d'une rivière-fleuve, où les parures étaient d'or et de soie plutôt que de neige et de vents. Et elle y parvient.

Yvonne l'illustre avec éloquence dans ses compositions. On ne montre pas tout de la vie. Ses personnages sont impeccablement plastiques. Occultées les larmes, la fatigue et les rides. Soyez belles. Et elles le sont... à l'image des mannequins. Avec, sous la palette sensible du peintre, un aveu de solitude omniprésente.

« Ce qui compte le plus pour moi, ce sont les liens affectifs entre les êtres. Si l'une de ces femmes est pensive, l'autre nostalgique ou remplie de joie ou triste, c'est à cause d'un autre. Cet autre est visuellement absent de la toile, mais j'espère qu'on le sent présent dans le regard et l'attitude de mes personnages. Ce que je cherche à capter en elles c'est l'état de grâce découlant de leur disponibilité intérieure à l'émotion affective. »


Vingt ans de carrière

Et perdure l'absence envahissante de l'autre. Dans l'œuvre d'Yvonne Tremblay-Gagnon, l'homme se fait rare. Avouée mais non volontaire, cette absence se constate, s'explique sans doute. L'artiste ne triche pas. Si l'homme est occulté, c'est qu'elle voit la solitude des femmes. Une solitude subtile mais indéniable parce que chaque être est seul face à lui-même et, cependant, souffre par l'autre.

Dans la quête amoureuse, il y a des blessures, inévitables et sans coupable. L'attente, l'impatience ravagent le cœur tout autant que la déception. Comme un miroir, sa peinture reflète les perceptions de son âme. Ces femmes-sœurs, comblées ou pas, portent en elles une absence qui les blesse... une attente.

Quelque part dans sa vie, toute femme est une Femme à la fenêtre.


En quête de soi

Le langage pictural d'Yvonne se précise de plus en plus. Elle sait que la source de son inspiration est en elle. Aussi, elle décide d'aborder son propos en retournant dans le passé. C'est là qu'est son origine. La femme devenue ne vient pas de nulle part. L'artiste refait le trajet qui nous mène au couvent de sa mémoire, lieu de silence incontestable. Un thème d'exposition où elle va davantage explorer l'anecdote, l'illustration, produisant un ensemble de tableaux témoins d'une époque, d'un milieu précis, où ont été formées les petites-filles d'Ariane. Les Couvents de ma mémoire, en 1983, est une étape déterminante dans la démarche de l'artiste.

Fortes d'une technique bien maîtrisée, les toiles sont brossées avec minutie. Le souci du détail confère à cette série un caractère qui s'apparente parfois au surréalisme. Reconstituant le parcours de la couventine, l'ex-pensionnaire de l'École normale de Nicolet recrée des instants de vie précis.

Ses jeunes filles vêtues de l'uniforme classique s'imposent à nous par leur attitude sobre, polie. Elles se ressemblent toutes. N'y avait-il pas qu'un seul modèle, un seul idéal inculqué à ces demoiselles d'hier destinées à faire honneur à la bonne société, à leur famille, à leurs éducatrices?

Leur mince silhouette se profile sur un arrière-plan qui les situe dans un lieu voulu. Le quai d'une gare, l'intérieur d'un train, la cour de l'école, la classe. La précision presque photographique de la composition crée une atmosphère surréelle où l'authenticité du propos s'exprime dans son reflet. Les images réveillées de la mémoire de l'artiste évoquent un temps révolu, aboli. On pourrait croire qu'elle en éprouve de la nostalgie... Pourtant c'est dans le regard de ces jeunes filles que se lit le regret du temps qui passe, l'attente d'une évasion vers la vie... leur vie.

La sérénité des tableaux démontre, cependant, que les souvenirs ne sont pas tristes. Dans la douceur feutrée de ses compositions, se dégage la vérité de ces pensionnats, où l'espièglerie de la jeunesse s'harmonise avec le mysticisme du lieu autant qu'avec son austérité que les personnages savent quitter un jour, à moins de choisir d'y vivre toujours.



Car le temps est suspendu dans ce monde clos de femmes sacrifiées. Un monde où le corps est nié, le geste étouffé, la parole interdite. Si chacune a le choix de sa vie, Yvonne conçoit la réclusion comme un sacrifice, superbement exprimé dans une toile ainsi nommée.

Nue sous une robe transparente, une novice s'avance dans l'allée. De chaque côté, drapées de noir, les mains dissimulées dans les manches de leur robe, les religieuses, sagement assises, baissent la tête. À la beauté de jeune mariée marchant vers son destin s'oppose, mais avec douceur, l'effacement, la soumission des autres.


Cassé le miroir du silence!

Avec toute la réserve qui la caractérise, Yvonne a franchi un pas décisif. Le peintre a pris toute la place. La femme artiste va de plus en plus s'affirmer. Cela commence par les Pierres vivantes, en 1986, où, en plusieurs toiles, elle va illustrer un parallèle éloquent entre la préciosité de la pierre et de l'être.

Les personnages sont figés dans un décor inspiré à la fois des temps anciens et des temps modernes. Leur immobilité provoque, tant elle accentue la solitude de chaque être. Les visages sont froids. Personne ne regarde personne. Les yeux sont vides de toute expression.

Les compositions se compliquent. L'atmosphère onirique qui s'en dégage se manifeste avec bonheur, laissant soupçonner que, derrière les masques, se livre une guerre secrète d'où émergera un monde nouveau.

Le symbolisme de ses œuvres révèle combien l'artiste s'approche d'elle-même, la prépare à accueillir l'autre... l'autre femme... l'autre vérité.


C'est le début d'une alliance entre le peintre et ses modèles

Jusqu'à présent les formes ont épousé son propre visage, même dans le reflet de celui des autres. Elle a envie d'une nouvelle source et la trouve, par hasard, en rencontrant Nadine.

« Il n'y a pas vraiment de hasard, bien qu'on pourrait le croire. Je songeais sérieusement à travailler avec un modèle lorsque, au cours d'une rencontre d'affaires, une jeune fille magnifique me dit qu'elle a toujours rêvé de poser pour un artiste. Elle s'appelait Nadine. Ce fut le début d'une complicité qui a duré trois ans et qui aurait continué si elle n'avait dû quitter la région. »

L'adolescente va devenir femme sous son regard. Yvonne retrouve en Nadine une part d'elle-même. Pendant plusieurs années, au cours de plus de trois cents croquis et de nombreuses séances de pose, elle explore son modèle. Les huit heures de rencontre hebdomadaire ne peuvent qu'entraîner une complicité qui se traduit dans les toiles successives: Nadine lisant, rêvant, interrogeant, étudiant, grandissant, mûrissant sous nos yeux en quarante-deux tableaux, présentés en 1988.

Nadine aux quatre saisons se distingue nettement des œuvres antérieures. Le personnage est animé, le regard est présent, le corps est vivant. La palette du peintre prend de l'audace, osant des tons plus affirmés. Pendant que l'adolescente évolue, l'artiste aussi grandit. Elle prend de l'assurance, découvre ses certitudes. Elle a trouvé son langage. Avec l'audace des timides, elle ose ouvrir une dernière porte: celle du geste amoureux.


La femme a intégré le corps

Elle peut tout dire. Elle le fait, avec délicatesse, sans fausse pudeur, sans provocation non plus. Elle peint la sensualité qui émane de l'être avant l'amour, quand le désir palpite au fond des yeux et quémande du bout des doigts. Elle peint l'apaisement de l'après, quand la tendresse se fait reconnaissance et fusion.

« Prélude et postlude, dit-elle, qui correspond à l'idée du sacré de l'acte amoureux. »

Sans intention provocatrice, elle réalise vingt-huit Icônes érotiques. Transgressant un tabou, elle s'inspire de la technique des icônes, qui par définition ont toujours un caractère religieux, et elle peint des femmes alanguies, des couples enlacés, des corps offerts bien que pudiques. Le côté mythique des unes, le romantisme des autres se prêtent bien à cette technique. La texture du bois diffère de celle de la toile et renvoie une ligne nette, exigeant une grande précision dans le tracé.

Les modèles s'imposent. Yvonne se dissocie davantage de ses personnages pour laisser se révéler le caractère de l'autre.

Indéniablement, il existe un air de parenté entre ses modèles. L'artiste attire ses sœurs. Elles se rencontrent dans ce qu'elles ont de semblable.

Femmes réelles ou femmes inventées, l'écho de leur nature vibre au même diapason. La femme peintre en saisit la vérité au-delà de l'imaginaire. Ses petites-filles d'Ariane l'ont conduite à Maria Chapdelaine, en 1992.

Dans l'œuvre d'Yvonne, l'héroïne de Louis Hémon incarne toutes les femmes que l'artiste porte en elle. Pour illustrer le roman La Promise du Lac, elle répète l'expérience de Nadine: un seul modèle pour incarner la femme forte, silencieuse, femme douloureuse dans l'attente de l'homme, courageuse dans sa solitude comme généreuse dans la destinée heureuse que lui a donnée Philippe Porée-Kurrer. Sous les traits de Sonia, l'artiste recrée la femme inventée d'un autre et la révèle avec sa sensibilité propre, tissant ce lien immuable qui persiste entre tous ses personnages.

Le pinceau saisit les formes. Le peintre puise dans l'âme l'expression de l'inconnu dissimulé en chacune. Elle y parvient dans la confiance, l'abandon de son modèle, la connaissance de son corps avec lequel, de croquis en croquis, elle se familiarise jusqu'à trouver l'attitude voulue.

La spontanéité de l'esquisse se perdra dans la censure du maître. Ses nombreux croquis sont d'une vivacité qui ne se retrouve pas dans la toile peinte, comme si tout ne pouvait se dire déjà...


Tout est encore à venir

Cela se vérifie de plus en plus. La retenue que s'impose Yvonne résiste mal à sa volonté consciente d'aller jusqu'au bout. À la croisée du temps, la technique de plus en plus sûre de l'artiste va se plier au feu qui l'anime depuis si longtemps. Au son de la musique qui accompagne toujours son labeur, elle baisse de plus en plus la garde. La sensualité raffinée de ses musiciennes vibre au mouvement des compositions soignées de 1993, sous le thème Fantaisie, rythmes et couleurs.


Cette fois, le mouvement a pris possession du sujet. L'harmonie de la composition assure une fusion totale entre le personnage et le décor. Pendant que la violoniste vibre de la musique de son instrument, le rythme de l'archet se prolonge dans le décor, comme un écho. L'aquarelle se prête bien à la vivacité de l'action; c'est un médium qui préserve toute la spontanéité de l'émotion. Alors que les huiles et les acryliques, plus laborieuses, plus achevées, traduisent toute la gravité, toute l'ampleur de la musique.

La construction de la toile est réfléchie. Pas de gravité. Tout est voulu, pensé. Les plis d'une robe se continuent dans les tentures, le décor servant de mise en scène, amplifiant l'atmosphère, l'aura qui se dégage du sujet. Alors que la solennité des voûtes s'harmonise avec le dos dénudé d'une violoniste, les arches se referment sur la profondeur de l'expression de cette autre musicienne qui, les yeux baissés, semble solliciter quelque dieu intérieur.

Au regard complice du professeur envers son élève, à la rêverie de la pianiste qui navigue entre deux mondes, à la sensualité passive de la jeune fille appuyée lascivement contre son violon, Yvonne ouvre grandes les portes d'un univers où on la sent à l'aise.

La rigueur de son travail lui permet d'en contrôler l'expression.


Elle est maître du jeu

Désormais les femmes de ses toiles ont pris la parole. Toute sa sensibilité, soutenue par le métier, sublime ce qu'elle aime. Elle ne cessera pas de travailler avec des modèles, alimentant la vie de ses tableaux de la leur. Sa curiosité, son besoin d'explorer les êtres comme les livres, rend l'un et l'autre indispensables.

Elles seront encore nombreuses à descendre les marches menant à l'atelier bien rangé, tapissé de toiles diverses et de nombreux volumes, patientes sous les directives de l'artiste qui drapera leur corps des multiples étoffes qu'elle transforme à sa convenance en robe du soir, en drap de lit, en voile diaphane.

Des femmes de tous âges qui se prêtent à son jeu plus facilement que les hommes.

« Les femmes aiment être regardées. Elles sont moins pudiques, plus exhibitionnistes que les hommes. Ceux-ci sont peu nombreux à accepter de poser. Non pas à cause de la discipline que cela demande, car être modèle est exigeant, mais parce qu'ils sont moins à l'aise dans leur corps. »

Depuis plus de vingt ans, son art s'est inspiré de la femme. Sœurs enfantées de toile en toile et qui deviennent mères à leur tour. La mère de quatre enfants a créé toutes ces femmes pour en dire au moins une. Elle existe. Les yeux gourmands du présent qui l'entoure. Un monde vibrant où le silence est aboli par les cris de ses petits-enfants qui envahiront sous peu l'espace de ses toiles.

« J'imagine qu'un jour je vais aller dans la fantaisie la plus pure. Je prendrai les risques que je me sens capable de prendre. Après trente ans de carrière, je n'ai plus rien à prouver, si ce n'est à moi-même. »

Magie, rythme et transcendance

(La revue Vie des Arts a consacré son numéro 93, hiver 1978, à l'art au Saguenay. Jacques Renaud y écrit à propos de quelques artistes dont Angémil Ouellet, Yvonne Tremblay-Gagnon, Jacques Lambert et Claude Dufour. L'extrait qui suit concerne Yvonne Tremblay-Gagnon.)

Marguerite, 1976


De son côté, Yvonne Tremblay-Gagnon, admiratrice de Leonor Fini, de Botticelli, de Klimt et de Jean-Paul Lemieux, demeure à la fois une énigme singulière et une personnalité attachante. Ses tableaux exercent une fascination durable. Il y a une dizaine d'années, elle peignait des couloirs déserts sur lesquels donnaient des portes que personne ne franchissait, des pièces aux portes grandes ouvertes où personne n'entrait, des plantes où se projetait un contenu psychique vibrant. Son art était, demeure, un art magique sauf que, dans certains tableaux récents, cette dimension semble avoir changé. Elle peint non pas tant la désolation que l'absence. Rien d'angoissant, à vrai dire: la solitude n'est pas évitée mais assumée librement et transformée part l'art. Au départ, la présence décelée était bel et bien celle de l'absence d'où pouvait surgir l'inconnu. Il suffisait d'un souffle, d'un regard accidentel jeté dans ce silence pour que le tout s'anime. Rien, cependant, ne vint les faire surgir, et la femme entreprit alors de se mettre elle-même au monde avec une constance et un talent incomparables. La femme s'est regardée dans le miroir de cette solitude, et l'image d'une femme en est née peu à peu, qui est peut-être la projection de l'essence même d'Yvonne Tremblay-Gagnon. Au milieu des années soixante-dix: une femme d'abord sans trait qui nous regarde d'une fenêtre où elle s'appuie. L'on croirait voir apparaître les yeux. Ils apparaissent quelque temps plus tard: des yeux fascinants, des bouches à la fois sensuelles et raffinées, concentrées, presque pures; on ne voit pas tant une innocence dans ces visages et dans ces corps que quelque chose qui fait penser à la virginité intérieure dont parle Esther Harding d'après les conceptions audacieuses qu'elle développe dans Les Mystères de la femme. Lorsqu'elle n'a pas de modèle, Yvonne Tremblay-Gagnon se sert d'un miroir. Le modèle lui-même n'est pas indifférent, c'est presque toujours le même: une amie intime. Les femmes qu'elle peint dans des tons pastel, discrets, sont toutes belles, d'un érotisme concentré, et leur regard est parfois littéralement hypnotique. Il y a l'art, et il y a la magie. Parfois, les deux sont étroitement liés, et c'est bien le cas ici. L'on sent aussi que cette démarche pourrait trouver un éclairage pertinent dans cette perspective du processus d'individualisation tel que décrit par Carl Jung. C'est sans doute la raison pour laquelle, en dépit de la sobriété, de la banalité même du thème, ces tableaux s'imposent à nous avec une insistance qui ne dément pas. C'est qu'ils sont porteurs d'une dimension lumineuse. Cette croissance d'un indéfinissable potentiel intérieur — l'on songe irrésistiblement à un graduel éveil dionysiaque —, Yvonne Tremblay-Gagnon a le don de le laisser mûrir, quitte à en fixer les images par étapes. Qu'y a-t-il de plus sûr, quand on a le génie pour le faire, que le support artistique — comparé au support humain — pour se mettre soi-même au monde? L'art est au centre de la vie de cette femme qui, pourtant, sait apprécier la compagnie des gens qu'elle aime et qui l'aiment. Elle sait qu'une œuvre lucide et sincère ne nous trahit jamais. Les toiles d'Yvonne Tremblay-Gagnon sont mystérieuses, singulières, et il faudra maintenant attendre les prochains tableaux pour mieux comprendre cette énigme qui croît sous nos yeux, nous choque ou nous fascine. Les dernières œuvres qu'elle a exposées à la Galerie L'Heptade de Chicoutimi, au mois d'avril dernier, présentent d'ailleurs des éléments nouveaux. Un décor plus précis apparaît, des arrière-plans plus diurnes, plus profonds, des divans, des lits et aussi des fruits, des plantes, des livres, un parc. L'un des derniers tableaux représente une femme appuyée contre un arbre, dans un parc: il dépasse la fascination et la magie pour nous tirer vers les confins doux, encore diffus mais déjà finement saisissants, d'une libération des profondeurs de l'âme. Cette transcendance qu'appelle en nous le tableau est peut-être l'aboutissement d'un long cheminement où l'absence, chargée du poids de l'expérience et de la vision de soi-même, se métamorphose en transparence. C'est ce qu'on éprouve en présence de ce tableau, entre autres, que Tremblay-Gagnon intitule Ozanne, du nom d'une aïeule Tremblay, et qui nous donne un avant-goût de l'infini.

Départ, 1984

samedi 3 mai 2008

La peinture, comme une fleur qui nait

(Les femmes de carrière du Saguenay ont organisé un concours, auprès des étudiants de niveau universitaire, collégial et secondaire, pour présenter quatre femmes illustres de la région. Des 150 inscriptions, quatre retenues dont celle de Ginette Munger. Voici son texte.)

La porte s'entrouvre, en bas de l'escalier un homme, une femme s'enlacent. Sans se soucier de ma présence parce qu'ils ont pris naissance à travers la couleur, le pinceau, l'imagination et l'âme de l'artiste. Je me déplace! Maintenant ce sont quatre jeunes femmes avec un garçon qui chuchotent dans le silence. Puis une femme au sourire sensuel qui se déploie sur une fleur géante. Tous ces personnages se présentent à moi sous forme de mélodie intérieure orchestrée dans l'émotion, mélodie que j'entends déjà.

Je suis en train d'écouter l'histoire qui se raconte à travers ses tableaux quand soudain l'artiste me ramène à la réalité pour me présenter d'autres de ses dernières toiles dont le thème est l'érotisme. C'est cette même artiste qui a pour langage, le pinceau; pour émotions, les couleurs et comme force créatrice la sensibilité que j'ai vraiment touché du doigt en la personne de Madame Yvonne Tremblay-Gagnon.

Cette femme qui semble habitée d'une grande paix intérieure fut très vite liée au monde de l'imaginaire. C'est à Métabetchouan, où elle est née en 1931, que sa relation avec les arts a débuté. Elle sera d'abord fascinée par le théâtre! Bien jeune, Madame Tremblay-Gagnon pousse la porte conduisant vers un intérieur coloré et nuancé, telles les notes de piano jouées une à une; plus jamais elle ne la refermera. Dernière d'une famille de neuf enfants (huit filles, un garçon) elle ressent un besoin intense de se démarquer. « Parce qu'étant la dernière, j'avais l'impression que tout avait été dit et fait » me confiera-t-elle pendant l'entretient. L'art lui amènera les outils pour diversifier ses interventions.

Jusqu'en 1948 Madame Gagnon fréquentera l'école de Nicolet où elle complètera son cours d'École Normale. Ces années de couvent dont elle garde d'innombrables souvenirs lui inspireront une série de tableaux sous le thème: Couvent de ma mémoire. C'est avec un souci du détail historique qu'elle croquera des scènes quotidiennes de la vie des bonnes sœurs et des étudiantes du couvent. Du parloir à la leçon de français, en passant par le dortoir et les invocations de départs ne sont que quelques exemples des moments qu'elle nous fait partager avec ces jeunes filles. Il suffit de regarder le chemin de fer et les deux filles qui attendent pour se rappeler la douleur du départ. Même si le tableau illustre une autre époque, la douleur traverse le temps.

En regardant ses tableaux j'avais moi-même l'impression de voir disparaître les secondes, les minutes et les heures qui me séparaient de ces personnes. La sensibilité qu'elle attribue aux personnages de ses œuvres nous fait voyager, et oublier le côté austère de ces lieux de couvent.

Puis, jusqu'en 1960, Madame Gagnon étudiera à l'école de dessin d'Arvida, section Beaux-arts de Québec. Dans ces lieux privilégiés elle fera la connaissance de « vrais professeurs d'art » qui collaboreront à concrétiser l'artiste déjà enracinée en elle. C'est aussi vers ces années, après avoir expérimenté différentes techniques artistiques, que son choix s'orientera vers le figuratif. De 1961 à 1965 elle étudiera la peinture et la céramique à l'Institut des arts au Saguenay. Pendant deux ans, de 1967 à 1969, elle poursuivra des études en arts au Cégep de Jonquière, et de 1974 à 1976 à l'Université du Québec à Chicoutimi. Au cours de ces années, à travers la peinture et les études, elle cultivera une autre passion qui s'épanouira dans une union avec Monsieur Claude Gagnon, de qui elle aura quatre enfants.

Voulant partager son amour pour l'art, Madame Gagnon deviendra professeur à temps plein en Arts plastiques au niveau secondaire à Jonquière, de 1969 à 1977. Pendant toutes ces années elle trouvera le temps de monter au moins douze expositions individuelles. Sans ignorer toutes les expositions collectives auxquelles elle a participé.

Certaines de ses œuvres font partie de collections privées. Puis il y a les autres qui continuent de faire leur chemin en partageant leur histoire et en écoutant celles des gens; elles vont au-delà des salons dans le cœur des habitants.

En 1981 sa renommée franchira nos frontières et parcourra toute la province. Elle se rendra même jusque dans les bureaux de Monsieur Claude Vaillancourt, alors président de l'Assemblée Nationale. Ce dernier désignera alors Madame Yvonne Tremblay-Gagnon pour faire son portrait lequel sera par la suite affiché dans ces lieux de rencontres parlementaires. Elle répétera aussi l'expérience avec le portrait du recteur de l'Université du Québec à Chicoutimi.

« Difficile parfois d'être femme dans le milieu des arts, parce qu'on doit se vendre, et dans les mœurs sociales les femmes ont souvent beaucoup plus de difficultés à afficher leurs côtés plus forts. » En poursuivant la conversation elle me fera part d'une très bonne nouvelle. Le National Museum of Women in the Arts de Washington confirme son talent en ouvrant officiellement un dossier à son nom, constamment remis à jour par son centre de documentation et de recherche. C'est après avoir fait parvenir son dossier à ce musée qu'elle apprit un mois plus tard l'heureuse nouvelle. Elle s'en réjouit grandement.

Madame Tremblay-Gagnon me confie que la liberté prime avant tout dans sa démarche artistique; elle ne veut pas être influencée par les lois du marché. La seule loi à laquelle elle répond vient de l'intérieur, de sa sensibilité. Sa propre loi la guide vers le thème qui inspire sa création.

Puis un jour son enfant grandit et il revient maintenant aux autres de l'apprécier; c'est que le thème a été touché par toutes les couleurs de la palette d'émotions de l'artiste.

Quelques uns des thèmes qui ont balisé son inspiration se nomment Couvent de ma mémoire, Nadine, Pierres vivantes et enfin ses Icônes érotiques. Les tableaux reliés au deuxième thème, soit Nadine, sont l'aboutissement d'un cheminement de trois ans avec une jeune femme qui posait pour elle. Les toiles sont le reflet de la vie intérieure de celle qui est devenue femme à travers son vécu extérieur; ses peintures en illustrent ses empreintes. Les pierres vivantes chantent un hymne à la terre par toute leur splendeur. Ces tableaux symboliques par leur contexte, mettent en valeur les différentes sortes de pierres. Puis le dernier, les icônes érotiques que j'ai pu admirer et scruter davantage, à travers de remarquables tableaux, fut le thème privilégié de notre entretient et celui qui m'a dévoilé davantage la personnalité de la femme.


Mais s'il peut paraître paradoxal d'associer le mot icône (qui a une consonance religieuse donc sacrée) à l'érotisme, pour cette artiste les deux mots s'unissent pour définir conjointement les tableaux. Parce que pour Madame Gagnon, l'érotisme est quelque chose de sacré, une puissance intérieure qui naît au-delà de notre volonté ou de notre pouvoir. En guise de conclusion relative à ce thème, elle me confie: « C'est une source de vie qui, à la limite, est inépuisable puisque son existence est universelle et sa spontanéité habite les coins les plus secrets de chaque humain ».

J'ai vite deviné que cette femme était hantée par une jeunesse qui semble ne pas vouloir la quitter. D'ailleurs, dans ses toiles, elle fait souvent un clin d'œil à son enfance. Soit par les chevaux peints à côté de Nadine et qui expriment l'attachement qu'elle a eu pour ceux de son jeune temps, ou les ormes qui se font discrets mais bien présents même s'ils demeurent fidèles au passé. Ils sont enracinés d'hier mais fleuris d'aujourd'hui. Ils sont la mort du cocon mais la naissance du papillon. Ils sont l'enfance qui fait place à la vieillesse donc à la sagesse.

Pour Madame Yvonne Tremblay-Gagnon, « L'art est sublimation! ». Non pas que ses toiles s'envolent en fumée mais c'est qu'elles sont la représentation d'un objet concret qui crée un monde abstrait, celui des sentiments. Elles vont au-delà de chaque ligne ou forme exprimée; leurs histoires naissent dans l'imagination pour aller se perdre dans le symbolisme.

Après l'érotisme, quels seront ses prochains voyages intérieurs, à qui seront-ils consacrés? Sans doute à la musique! Même si on la sent déjà présente, elle veut lui sacrifier quelques années pour la laisser s'exprimer. Puis ses petits-enfants viendront s'asseoir pour regarder grand-maman les dessiner. Ce sera sa façon à elle de les immortaliser.

Parler des œuvres de cette artiste, c'est laisser la femme s'exprimer. Madame Yvonne Tremblay-Gagnon, dont j'ai humblement essayé de dresser le portrait, m'a beaucoup touchée. D'abord par sa fragilité qui devient une force en soi parce qu'elle fait naître la sensibilité. Puis chaque parole associée à l'art se métamorphose en couleurs qui viennent tapisser son monde intérieur, lequel elle a bien voulu partager avec moi. Elle me parlait et déjà je la voyais assise en train de peindre, écoutant la musique de Ravel et se laissant apprivoiser par la solitude. Après trente ans de peinture, les doutes vis-à-vis l'utilité de ses peintures se sont dissipés. Des expériences sont venues par elles-mêmes porter le message qui se glisse entre la toile et la peinture.

Juste avant que je la quitte, l'artiste m'a confié un de ses rêves, celui de créer une grande réunion de tous ses enfants. Ce qui exprime le désir d'une rétrospective de ces nombreuses années de complicité avec la peinture. J'aimerais contempler ce beau tableau qui ressemblerait sans doute à celui de la nuit quand la lune dirige les millions de petites étoiles qui l'entourent et qui brillent de tous leurs feux et dont le reflet nous hypnotise, nous envoûte si nous nous donnons la peine de les regarder, et de savoir les apprécier.


Ginette Munger, étudiante au Cégep de Jonquière
Mai 1991